La gueule de bois

J’ai ni la gueule de l’emploi, ni la langue de bois. Ni la langue de l’emploi, mais la gueule de bois. Le figuré est sale comme ma figure est propre. La bouche pâteuse, le regard d’un rouge vif et vide, le fumet de tabac froid… Les poches poussiéreuses, la pupille larmoyante mais sèche, l’effluve d’une machine qui me dicte sa cadence… Les paupières écarquillées, le visage ensanglanté.

Je suis ce kosovar du coin de ta rue, ce revendeur de pure impure, ce prolétaire de basse classe, ce bourgeois héritier de son statut. Je suis ce professeur dépassé, cet élève lassé. Je suis ce courtier qui court, qui court… Cette ménagère qui court, qui court… Je suis ce chauffeur de bus caillassé, je suis la racaille, je suis le caillou. Je suis cet entrepreneur, ce maître d’hôtel, cette femme de chambre, son balai. Je suis ce boursier totalement ivre, cet étudiant qui gaspille sa salive. Je suis ce diplôme, je suis le chômage… Je suis cet entêté, je suis ce sauvage. Je suis homosexuel. Je suis la plume dans l’encrier, le verbe sur un papier, la censure encensée. Je suis ton père qui te bat, ta mère qui pleure… Je suis le violeur de tes enfants. Je suis ce gardien de la paix, je suis ce pacifiste… Cabossé. Je suis ce passionné de musculation, cette femme éprise de mode, je suis le couple parfait. Je suis ce sans papier, je suis ce propriétaire foncier. Je suis cette épave, cette grosse cylindrée. Je suis ce président noir, je suis ce défavorisé du Bronx. Je suis cet homme politique, je suis cet emprisonné. Je suis ce colonisé, ce colon, cet esclave, ce fouet… Je suis ce terroriste, je suis ce combattant. Je suis ce bigot, je suis ce sodomite. Je suis ce poète, ce charretier. Je suis ce pamphlet, cette propagande. Je suis la noblesse, le clergé, le Tiers-État. Je suis ce bien pensant, ce chanteur de variet’, ce pique-assiette… Je suis ce juif, ce musulman, ce païen, cet athée. Je suis cet ignare, je suis cet érudit. Je suis l’absurde, l’intelligent, le subjectif, l’objectif, je suis ce dépliant… Je suis Finlandais, je suis Sud-africain. Je suis Australien, je suis Chilien. Je suis Québécois, je suis Japonais. Je suis humain.

Je suis la vie, la mort. Je suis la naissance, le deuil. Je suis l’amour, je suis la joie, je suis l’illusion. Je suis la haine, je suis la dépression, je suis le suicide. Je suis l’ébriété, l’ivresse et la désuétude. Je suis l’habileté, la tendresse mais la solitude. La plénitude, le courage… L’habitude, le carnage. Je suis l’opulence, je suis l’Occident. Je suis un produit de consommation, une affiche publicitaire, je suis la société, son système.

Je suis un cliché, un amalgame, un stéréotype. Je suis tout et rien, un cliquetis, un claquement de porte, un verre qui se brise, un lampadaire qui n’éclaire plus, un coin de table, un connétable, un vinyle, un I-pod, une dentelle, une cellule capitonnée, un gun sur une tempe, une marre d’hémoglobine, une gerbe, une germe, un animal de compagnie, une boîte de chocolat, un régime au gingembre, une parole, un destin, une décision, un avenir, une capote, un souvenir, une MST, un marmot, une échoppe, un poivrot, un chenil, une déjection, un embonpoint, une famine, une carte bancaire, un crédit, une télé, un canapé, un escalator, un déambulateur, un génocide, une loi, un massacre, un décret, un disque dur, une mémoire courte, un pavé, un flacon de vitriol, un cocktail Molotov, un bruit sourd… Je suis cette goutte qui déborde.

Je suis un autre, un fantôme, une ombre… Et j’ai la gueule de bois.

Käsper

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